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Temps de travail

À quelles conditions le temps de trajet peut-il être considéré comme un temps de travail effectif ?

En novembre 2022, la Cour de cassation a opéré un revirement en décidant que, par exception, le trajet domicile/travail pouvait, dans certaines circonstances, être qualifié de temps de travail effectif. Elle fait application de cette nouvelle jurisprudence à propos d’un technicien de maintenance qui, au départ de son domicile, pouvait être amené à convoyer avec un véhicule de service des pièces de rechange commandées par des clients.

La récente évolution de la jurisprudence à propos du temps de trajet domicile/travail

Cadre légal : un temps qui échappe en principe à la qualification de temps de travail effectif. - En règle générale, le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas du temps de travail effectif et n'a donc pas à être rémunéré (c. trav. art. L. 3121-4).

Le salarié peut simplement prétendre à une contrepartie, en temps ou en argent, dans l’hypothèse où le temps de trajet dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu de travail (typiquement en cas de déplacement pour se rendre chez un client) (c. trav. art. L. 3121-7 et L. 3121-8).

Une application stricte, en contradiction avec le droit européen. - La Cour de cassation a longtemps appliqué strictement les règles fixées par le code du travail, écartant systématiquement toute qualification de temps de trajet en temps de travail effectif (cass. soc. 30 mai 2018, n° 16-20634 FPPB, BC V n° 97).

Or, cette jurisprudence entrait en contradiction avec le droit européen, qui considère que si le temps de trajet réunit les caractéristiques du temps de travail effectif, c’est le régime du temps du temps de travail effectif qui doit s’appliquer (dir. 2003/88/CE du 4 novembre 2003 ; CJUE 10 septembre 2015, aff. n° C-266/14, § 48). Pour rappel, le temps de travail effectif se définit comme « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (c. trav. art. L. 3121-1)

Un revirement annoncé. - Un arrêt de la Cour de cassation du 3 juin 2020 avait semblé esquisser une évolution en décidant que le temps de trajet domicile-travail constituait du temps de travail effectif dans le cas particulier d’un chauffeur-livreur amené à utiliser, « pour faire le trajet entre les locaux du client de son employeur et son domicile, un véhicule de l'entreprise, contenant parfois des colis appartenant à ce client » (cass. soc. 3 juin 2020, n° 18-16920 D). Mais cette décision n’ayant pas été publiée, on hésitait à y voir un revirement de jurisprudence.

Un arrêt du 23 novembre 2022, appelé à figurer dans son rapport annuel, permet à la Cour de cassation de prendre expressément position. Cette décision pose ainsi pour principe que

« lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif [...], ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 », c’est-à-dire de l’article qui considère que le temps de trajet domicile/travail n’est pas un temps de travail effectif (cass. soc. 23 novembre 2022, n° 20-21924 FPBR ; voir notre actu du 24/11/22 « Salariés itinérants : revirement sur le temps de trajet domicile/travail »).

Dans l’affaire qui a donné lieu à ce revirement, le salarié, qui était un travailleur itinérant, utilisait son véhicule comme un bureau et, muni d’un kit mains libres, fixait des rendez-vous et conversait avec divers interlocuteurs (clients, directeur commercial, assistants, techniciens). Le temps de trajet répondait donc a priori à la définition du temps de travail effectif.

Premier arrêt « post-revirement », du moins à notre connaissance, une décision du 1er mars 2023 illustre à nouveau ce principe.

Une nouvelle illustration d’un temps de trajet domicile/travail assimilable à un temps de travail effectif

Pour la cour d’appel, le salarié bénéficiait d’une certaine autonomie. - En 2012, un technicien de maintenance dans une entreprise de réparation de machines et d’équipements mécaniques avait saisi les prud’hommes de diverses demandes liées à l’accomplissement d’heures supplémentaires. Il soutenait que le temps de trajet entre son domicile et différents lieux d’intervention relevait du temps de travail effectif.

La cour d’appel s’était livrée à une analyse détaillé des tâches exécutées par le salarié pour rejeter sa demande et arriver à la conclusion que le temps de trajet domicile/travail n’était que du temps de trajet, pas du temps de travail effectif. Les juges du fond avaient ainsi distingué :

-« les opérations de maintenance préventives ou de vérification périodiques », qui représentaient 90 % de l’activité du salarié et qui étaient planifiées avec plusieurs semaines d’avance ;

-« les opérations de maintenance curatives » (donc les réparations, croit-on comprendre).

C’était apparemment cette deuxième catégorie d’interventions qui faisait débat, le salarié mettant en avant des opérations programmées un peu à la dernière minute, qui le contraignaient à rester à la disposition de l’employeur, et au cours desquelles il était amené à transporter dans un véhicule de service des pièces détachées commandées par les clients.

Cependant, pour la cour d’appel, il y avait un minimum de planification (l’employeur s’enquérait de la disponibilité du salarié avant de confirmer la mission et de délivrer un bon de travail). En outre, convoyer des pièces détachées étaient inhérent à la nature de son activité. Le salarié ne pouvait donc pas prétendre rester à la disposition permanente de l’employeur préalablement à son départ et bénéficiait en tout état de cause d’une certaine autonomie dans l’organisation de son travail.

Pour la Cour de cassation, des modalités de trajet qui relèveraient plutôt du travail effectif. - La Cour de cassation censure néanmoins la décision de la cour d’appel, au vu des éléments suivants : « le salarié était soumis à un planning prévisionnel pour les opérations de maintenance et [...], pour effectuer ces opérations, il utilisait un véhicule de service et était amené à transporter des pièces détachées commandées par les clients ».

Du point de vue de la chambre sociale, ces éléments permettent de supposer que les temps de trajet domicile/travail constituaient un temps de travail effectif. Et les éléments mis en avant par la cour d’appel pour rejeter les demandes du salarié ne permettaient pas d’établir que, pendant ces temps, le salarié ne se tenait pas à la disposition de l'employeur, ne se conformait pas à ses directives et pouvait vaquer à des occupations personnelles.

La solution n’étonnera guère, les faits étant très proches de ceux ayant donné lieu à l’arrêt du 3 juin 2020 précité.

L’affaire est ainsi renvoyée devant une autre cour d’appel qui devra analyser plus finement la situation du salarié pendant le temps de trajet pour déterminer s’il s’agit ou non d’un temps de travail effectif qui aurait dû être rémunéré comme tel.

Cass. soc. 1er mars 2023, n° 21-12068 FB ; https://www.courdecassation.fr/decision/63fefc0b002ac605de15b2a2